Daily Archives: 1 décembre 2012

Sensations fortes dans un cimetière

Des centaines d’inconscients tentent tous les ans l’ascension de l’Everest, le but étant d’arriver à l’aube en haut pour faire une magnifique photo. J’adore la montagne, et c’est un vrai plaisir d’arriver en haut d’un sommet et d’avoir une vue magnifique. A pieds. Je réussis à imaginer qu’on puisse préférer arriver en haut après quelques heures d’escalade, quoique franchement je ne vois pas quel plaisir je pourrais bien en éprouver. Mais l’Everest, là ça me dépasse.

Au-delà de 7900 mètres, il est impossible de survivre sans une préparation intense : chaque aspiration fournissant seulement 30% de la quantité normale d’oxygène, tout le métabolisme est affecté, sans compter le cerveau. Les amateurs commencent donc par passer une semaine dans le « camp de base » vers 8000 mètres d’altitude pour habituer leur organisme. Le camp de base, c’est une sorte de camping au milieu d’une sinistre plaine de neige, avec des centaines de gens dans des combinaisons de ski. Ensuite, on peut atteindre le sommet par une ascension de 4 jours, dont la dernière étape (du camp 4 au sommet) doit être entamée vers minuit histoire d’arriver en haut à l’aube et d’avoir le temps de redescendre quand il fait encore jour. Ah ! le bonheur de la haute montagne, la solitude des sommets ! harnaché dans leur matos, avec des bouteilles d’oxygène sur le dos, les aventuriers s’accrochent à la corde qui suit le parcours, et montent à la queue leu-leu. Jusqu’à 40 personnes à la file.

On me retorquera que, au moins, c’est un endroit de nature intacte, que l’homme n’a fait qu’effleurer, la beauté de la montagne récompensent les grimpeurs. Bon, d’abord, comme vous l’aurez compris, lors de la montée, il fait nuit, et en fait de paysage, on voit ce que sa lampe frontale éclaire. A la redescente, la fatigue est telle que je doute que quiconque admire les lieux. Et c’est tant mieux, car l’Everest, c’est surtout une grande poubelle : chaque pas étant une épreuve, on ne va quand même pas s’encombrer d’un sac poubelle. Le trajet est jonché d’ordures diverses, boites de conserve vides, sacs en plastiques, centaines de bouteilles d’oxygène vide, etc. Ces fainéants de Népalais n’ont pas envoyé les éboueurs ! et les opérateurs privés qui contrôlent le tourisme de l’ascension de l’Everest n’ont pas jugé bon d’organiser le nettoyage. D’ailleurs pourquoi le feraient-ils ? Leurs clients ne sont manifestement pas là pour le paysage. Ils sont là pour se « dépasser » (formule politiquement acceptable pour dire : « c’est moi qui fait pipi le plus loin »).

Se dépasser. Certes. Mais qu’entend-on par là ? Monter et redescendre en ayant la satisfaction de se dire qu’on est plus fort que ceux qui l’ont tenté aussi et qui y sont resté ? Car en plus d’être une poubelle, l’Everest est un cimetière à ciel ouvert. Le parcours est jonché de cadavres, bien pratique ma foi, puisque chacun d’eux fait office de panneau qui indique la distance à parcourir jusqu’au sommet. Un des plus célèbres s’appelle « green boots », mort en 1996, mais il n’est pas très fun, il est encore tout habillé et en plus face contre terre, on ne voit pas à quoi il ressemble ! Il y en a d’autres qui valent plus le détour, dans des états de momification plus ou moins avancés.

N’en déplaise à ceux qui ne croient pas au réchauffement climatique, toutes ces ordures et tous ces cadavres en décomposition commencent à poser problème, car ils sont de moins en moins congelés et commencent à poser un problème de pollution des cours d’eau qui prennent leur source dans le massif, cours d’eau qui alimentent des millions d’habitants.

Bref, si le coeur vous en dit, vous pouvez en lire plus, voir les portraits et cliquer sur des liens sur ce blog (en Anglais), que j’ai trouvé grâce à la page big browser du Monde. En prime, en cliquant sur le lien en bas du blog suscité, vous pourrez visionner un reportage (en Anglais) à faire froid dans le dos. En 2006, une équipe a effectué l’ascension, constituée d’un double amputé et suivi par une équipe de tournage ; lors de sa montée, elle a rencontré un homme mourant de froid, l’a filmé, lui a dit de ne pas rester immobile, et est repartie sans même informer le camp de base par radio. Des dizaines de personnes sont passé devant lui pendant 24h durant lesquelles il était encore vivant, et nul n’a pu le rater, puisqu’il était encore accroché à la corde et que chacun d’entre eux a dû décrocher son mousqueton de la corde pour passer. On peut m’expliquer tout ce qu’on veut sur le thème : « oui, mais chacun sait les risques qu’il prend, il faisait nuit, on doit d’abord penser à se sauver soi-même, et d’ailleurs il avait déjà l’air mourant (24 heures après, cet homme vivait toujours, je le rappelle), il n’a pas été prudent, etc ». Cet homme était à moins d’une heure de marche du camp IV, où il y a des tentes et de l’équipement.

Pas un seul des grimpeurs ce jour là n’a renoncé à son jour de gloire. Je ne jugerai pas quelqu’un qui a laissé derrière lui un blessé dans un bateau qui coule, dans un bâtiment en flammes ou dans une ville bombardée. Mais quand on préfère atteindre le sommet de l’Everest plutôt que tenter de sauver un homme, même assez stupide pour tenter cette grotesque aventure, on a quitté l’humanité.

L’essai du mois de décembre

Retour à l’histoire ce mois-ci, avec un court essai de Georges Duby, Le dimanche de Bouvines, disponible en format poche dans la collection folio histoire.
A Bouvine, le 27 juillet 1214, Le roi de France Philippe Auguste remporte une victoire éclatante sur l’empereur du Saint Empire Romain Germanique, Othon, et ses alliés. Cet événement est l’une des dates marquantes de l’histoire de France, puisqu’elle a affermi de façon considérable le prestige et le pouvoir des Capétiens, au point de faire d’eux et jusqu’à la mort de Philippe le Bel cent ans plus tard, les souverains les plus puissants d’Europe.
Georges Duby, ancien professeur au Collège de France, est un des grands historiens de la période médiévale. Dans cet ouvrage, l’événement (la bataille de Bouvines) et le contexte historique sont intimement liés l’un à l’autre. En cela, Duby, comme d’autres historiens de sa génération, se démarque de la description de l’histoire par le petit bout de la lorgnette (l’histoire vue comme une suite de faits dissociés les uns des autres) autant que de la vision de l’histoire totalement globale dans laquelle les événements ponctuels sont considérés comme n’ayant pas d’importance fondamentale (une vision un peu marxiste de l’histoire en somme).

Pour commencer, Duby décrit avec minutie les sources sûres ou moins sûres qui nous renseignent sur l’événement: qui était là? avec quel armement? et reproduit le témoignage de Guillaume Le Breton, qui était présent à la bataille. On comprend tout le problème de l’historien de retrouver la réalité d’un événement dans le fatras des sources souvent lacunaires, et dont la plupart ne relatent pas les faits de façon objective (si même cela était possible) mais dans un but clairement hagiographique (du côté Français, toutes les sources concordent : cet événement est le signe de la suprématie du Roi de France).
Dans une seconde partie, il fait un commentaire d’historien moderne, c’est-à-dire de façon dépassionnée par rapport à l’événement. Pour cela, il commence par replacer la bataille dans le contexte de l’époque : qu’est-ce que faire la guerre au Moyen-Age ? selon quelles règles ? que se passe-t-il lors d’une bataille ? et que signifie la gagner ? quelles en sont les conséquences politiques et surtout financières ? En fait, la bataille est un fait rare, surtout lorsque deux souverains y participent. La plupart du temps, la guerre se fait sans combat, à coup d’intimidation et de palabres. Et lorsque la bataille est inévitable, c’est surtout la piétaille qui s’entretue, les nobles combattent comme au tournoi, avec pour but principal de faire des prisonniers parmi les nobles ennemis. En effet, gagner une bataille est avant tout une affaire de gros sous : les prisonniers sont échangés contre rançon. A Bouvines, des centaines de chevaliers se sont affrontés, mais les morts parmi eux se comptent sur les doigts d’une main ! En revanche, les nombreux prisonniers faits par l’armée du Roi de France a rapporté à celui-ci et à ses vassaux des sommes considérables, faisant de Philippe Auguste à la fin de son règne, puis de ses successeurs des rois riches et donc puissants.
Enfin, le dernière partie est consacrée à ce que la suite de l’histoire a fait de cette bataille. L’école de la République (la IIIè pour commencer) a fait de cet événement un fait marquant de l’histoire de France ; c’est une victoire éclatante contre l’ennemi de toujours, les Allemands. En 1914, il a été fêté en grande pompe le 700è anniversaire de Bouvines, cela allait bien dans le contexte.

Ce livre est passionnant à plus d’un titre, car il met montre bien à quel point notre vision du Moyen-Age (je veux dire celle qu’ont les non historiens tels que moi) est totalement biaisée et déformée par la façon dont l’histoire est racontée aux enfants.