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L’essai et le roman du mois de juin

Je profite des quelques jours de tranquillité qui me restent avant l’irruption du Spectre des Nuits Courtes pour reprendre la trop longtemps interrompue chronique littéraire (j’ai des excuses : les grossesses fatiguent beaucoup les papas).

Je vous propose donc, puisque vous allez avoir plein de temps, un gros essai accompagné d’un court roman, tous les deux sur le thème de Byzance.

L’essai est écrit non pas par un historien, mais par un spécialiste de stratégie et de géopolitique, du nom de Edward Luttwak : La grande stratégie de l’Empire Byzantin, publié chez Odile Jacob. L’empire Byzantin, issu de la partition de l’Empire Romain en 395 à la mort de l’empereur Theodose, a survécu jusqu’en 1453, c’est-à-dire près de 1000 ans de plus que l’Empire Romain d’Occident (disparu en 476). Or, la situation stratégique de l’Empire Byzantin était nettement plus défavorable que celle de l’Empire Romain d’Occident, du fait de sa forme (un croissant autour de la Méditerranée, allant de la Grèce à la Libye) et de la très grande longueur de ses interminables frontières : au nord le long du Danube avec les menaces permanentes des peuples semi-nomades dont les Huns sont les plus célèbres, à l’Est en Mésopotamie avec l’ennemi héréditaire qu’était l’empire perse des Sassanides, et au sud plus tard celle d’où viendrait la menace Arabe.
Luttwak ne fait donc pas l’histoire de l’Empire Byzantin (c’est d’ailleurs parfois un peu frustrant quand on la connait mal, car il ne prend pas la peine de refaire ne serait-ce qu’une chronologie sommaire des principaux événéments avec des cartes circonstanciées), mais il élabore une théorie très convaincante expliquant la longévité de cet empire si fragile : c’est une stratégie élaborée sur le long terme qui a permis la survivance de l’empire. En effet, très tôt, les Byzantins ont choisi de rompre avec la politique de la force brute menée usuellement par les Romains, pour préférer la politique de la diplomatie subtile : recherche d’alliances stratégiques, espionnage à grande échelle, retournement de ses ennemis les uns contre les autres, adaptation des forces armées aux menaces nouvelles, achat sans vergogne de la paix à coup de lingots d’or, etc.
Ce livre est passionnant parce qu’il permet de comprendre que les événéments historiques ne surviennent pas mystérieusement, mais ont des causes très concrètes voire terre à terre. Un seul exemple, celui de l’avancée inéluctable des Huns, qui m’a toujours paru un mystère absolu. Or, c’est tout simplement la conséquence du fait que les Huns sont arrivés avec un arme d’une efficacité inégalée en Occident, l’arc composite réflexe, qui était d’une puissance de tir telle qu’il permettait de transpercer les boucliers romains tout en restant hors de portée des arcs romains. Ajouté à une cavalerie hors pair, cette arme rendait les Huns littéralement invincibles. De même, et contrairement à la théorie d’une école historique qui est maintenant un peu dépassée, Luttwak montre que les victoires et les défaites sont aussi la conséquence de choix tactiques bien humains : l’orgueil d’un général qui l’entraine à une manoeuvre désastreuse ou au contraire son habilité ou sa hardiesse qui le mène à la victoire.
Bref, c’est un livre qui ne se présente pas comme un livre d’histoire, mais qui en est un complément captivant. Un seul regret : comme tous les livres écrits par des Américains, il est fouilli et le plan laisse à désirer, si bien qu’on a parfois l’impression d’un manque de structuration.

 

Le roman est beaucoup plus léger, tant par le volume que par le contenu, et je ne l’ai choisi que pour son intrigue byzantine. Il s’agit de Les temps parallèles de Robert Silverberg, prolifique auteur de science-fiction et incontestablement l’un de ceux qui ont lancé le plus d’idées originales maintes fois copiées par d’autres. Cet ouvrage est loin d’être son meilleur, on peut même dire que c’est de la SF certes assez bien ficelée mais qui ne mérite pas qu’on s’y attarde plus d’une soirée. Dans un futur pas si lointain, on propose aux touristes des voyages temporels dans divers lieux et à diverses époques. Le héros, spécialiste de l’histoire byzantine, devient accomagnateur de voyages dans l’Empire Byzantin. Il montre aux touristes les événements les plus marquants et (touristes débiles oblige) les plus people : le siège de Constantinople par les Bulgares, l’impératrice Théodora célèbre pour sa nymphomanie, l’inauguration de la basilique Sainte Sophie, etc. Tout se grippe lorsqu’il tombe amoureux d’une de ses lointaines ancêtres, fille d’une grande famille byzantine. L’intrigue est assez légère, mais Silverberg a cela de bon qu’il est soigneux dans la gestion des paradoxes temporels. Par exemple, à force d’envoyer des touristes voir les principaux événements, il finit par y avoir plus de touristes que d’autochtones autour de Sainte Sophie le jour de son inauguration, ce qui pose des problèmes aux organisateurs. Je parlerai un autre jour de livres un peu plus achevés et sérieux de Silverberg.

Encore un livre et sur une centrale nucléaire en perdition

On n’en finit pas de parler d’une centrale nucléaire dont on a quasiment perdu le contrôle, et des retombées radioactives déjà effectives ou futures. Les deux derniers billets de Sylvestre Huet sur son blog sont très intéressants. Le premier traite de ce que représente un sievert, unité qui quantifie les doses radioactives auxquelles sont soumis les individus ; c’est très clair et cela remet en perspective les ordres de grandeur. Le second présente le plan de gestion de la centrale pour les années à venir, tel que proposé par l’opérateur Tepco.

Opérer dans une centrale nucléaire est évidemment une opération nécessitant de grandes précautions. En France, les ouvriers qui le font sont majoritairement des intérimaires qui enchainent CDD sur CDD dans les diverses centrales gérées par EDF. Une polémique est en cours sur la pertinence de confier des tâches aussi dangereuses à des personnels précaires. La Centrale est un court roman d’Elisabeth Filhol qui est pertinemment paru l’année dernière chez P.O.L., dont la narratrice est justement une de ces intérimaires. Sans être un chef d’oeuvre, c’est une excellente plongée dans ce monde très particulier.

Le roman du mois de mai

Le livre du mois de mai est également d’actualité. Japon + nucléaire, ça fait tiltement penser au roman de Masuji Ibuse Pluie noire, paru en 1970 et édité dans la collection blanche chez Gallimard, autour dire chez le nec plus ultra de l’édition française. Le livre est également disponible en format poche, chez folio. Aucun lien n’est possible vers la page du livre sur le site de Gallimard, montrant par là qu’on peut éditer les meilleurs ouvrages et avoir un site internet pathétique.

Pluie noire se déroule en 1950 dans un village proche d’Hiroshima. Yasuko, une jeune fille ayant tout pour plaire, ne trouve pas à se marier parce qu’elle a été atteinte par la pluie noire, une averse d’eau mêlée de poussière fortement radioactive, qui est tombée sur Hiroshima peu après le bombardement atomique. L’oncle de Yasuko entreprend de montrer que Yasuko n’est en rien malade, et bien évidemment elle l’est.

Le livre est écrit avec une sobriété de ton en complet décalage avec la cruauté de la situation de Yasuko, à laquelle se mêlent des souvenirs de la guerre et des épreuves traversées par les soldats japonais.

A mon avis, le film qui en a été tiré est encore meilleur que le livre. Mis en scène par Shohei Imamura, il est d’une intensité dramatique encore plus forte en raison de la présence d’un personnage supplémentaire: un jeune homme habité par ses souvenirs de guerre et à moitié fou, amoureux sans espoir de Yasuko. Peu prolifique, Imamura a tourné 4 films en 15 ans (1983 à 1998), mais 4 excellents films, dont deux ont reçu la palme d’or à Cannes : La Ballade de Narayama, Pluie noire, L’Anguille et Kanzo Sensei, dont je ne peux que vous recommander le visionnage. Mis à part le premier, ces films sont tout à la fois intenses, pudique et jamais dénué d’un humour solide mais très fin (les allusions au lapin fou d’Alice au Pays des merveilles dans Kanzo Sensei sont excellentes).

Le roman du mois d’avril

La petite île italienne de Lampedusa est à la mode dans les media ces temps-ci.

Ca m’a fait penser à Giuseppe Tomasi, duc de Palma et prince de Lampedusa, auteur italien d’un unique mais magistral roman : Le Guépard (dans la langue de Dante : Il Gattopardo), édité au Seuil dans une nouvelle traduction, mais également disponible en collection de poche du Seuil. Tout dépend si vous préférez regarder, sur la couverture, le beau Burt Lancaster dans l’âge mûr ou la magnifique Claudia Cardinale à 20 ans (Note d’avril 2017 : cette édition avec Claudia Cardinale semble ne plus exister).

Le héros du Guépard est le prince Salina, un vieil aristocrate sicilien dont les armes sont un guépard d’où le nom du roman, et vivant au milieu du 19è siècle. Le vieux monde, celui de la noblesse, de ses terres et de ses paysans en quasi servitude, est en train de s’effondrer. C’est, pour l’Italie, le temps de l’unification du pays par Garibaldi, et le début de la domination économique et politique par la bourgeoisie roturière. C’est le même phénomène qui s’est produit en France à la fin du 18è siècle et en Grande Bretagne encore un siècle plus tôt.

Le prince Salina est un noble jusqu’au bout des ongles : de grande culture, astronome et mathématicien amateur, un gentilhomme dans tous les sens du terme. Il méprise profondément la bourgeoisie qui peu à peu prend le pouvoir, constituée de nouveaux riches incultes et arrogants, bouffis d’argent et ne respectant pas les bonnes vieilles valeurs. Mais son neveu Tancrède, aristocrate ruiné, le convainc de se rallier aux garibaldiens, seule façon à ses yeux pour que l’aristocratie conserve ce qui lui reste de puissance, pour que « tout change pour que rien ne change » selon la formule magnifique qu’il emploie pour convaincre son oncle. Et Tancrède, joignant l’utile à l’agréable, épouse la magnifique fille du plus riche bourgeois du patelin.

Giuseppe Tomasi di Lampedusa a largement puisé dans ses propres souvenirs et dans son histoire familiale pour dresser le portrait du prince Salina, inspiré du propre grand-père de l’auteur. Cela donne un ton extrêmement juste au contexte du roman : la campagne sicilienne et ses paysans misérables, les centaines de pièces du palais familial, dont la plupart sont à l’abandon, la personnalité du prince enfin, dont on en peut en définitive qu’admirer la stature. L’antépénultième chapitre, sur la mort du Prince, constitue parmi les meilleures pages que j’ai jamais lues sur une agonie.

Et pour me faire pardonner de n’avoir pas assuré la chronique livre au mois de mars, je vous offre en prime le film éponyme : Le Guépard, de Luchino Visconti, avec dans le rôle du prince Salina Burt Lancaster dans un de ses meilleurs rôles (mais moins beau, je vous l’accorde que dans Les Tueurs, où il avait largement 20 ans de moins, sans compter qu’il y était le partenaire d’Ava Gardner dans la fleur de son âge, mais je m’égare), Alain Delon dans le rôle de Tancrède (Alain Delon jeune, je précise), et Claudia Cardinale renversante (madame Lapin va décidément me tirer les oreilles). Le film est, et c’est quand même suffisamment rare pour être noté, aussi bon que le livre. D’abord, la nature même de l’intrigue historico-politique est parfaitement respectée, l’ambiance sicilienne est criante de vérité, et la mise en scène est tout aussi magistrale que la structure du roman, culminant dans la scène du bal (durant environ 3/4 d’heure), culte chez nombre de cinéphiles. Le film a été très justement récompensé par la palme d’or à Cannes en 1963.
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Le roman du mois de février

Comme c’était relativement prévisible, le roman du mois de février est évidemment de Dan Simmons, que je remercie vivement pour m’avoir inspiré la moitié du dernier devoir de physique.

Dan Simmons a commencé sa carrière comme professeur de lettres, et ça se voit quand on le lit. Pasticher les Contes de Canterbury de Chaucer dans un livre de SF, ce n’est pas banal, et ça l’est encore moins quand l’ombre du poète John Keats plane sur l’autre moitié du livre. Les histoires imbriquées, les références multiples, les allusions religieuses, tout cela fait la complexité et donc l’intérêt de l’oeuvre de Simmons, en plus de son imagination débordante évidemment, et de sa capacité à l’exploiter sans que ça paraisse trop tiré par les cheveux.

Le livre en question est en fait en deux parties, elles-mêmes divisées en deux parties, toutes les deux éditées chez Robert Laffont.

La première partie constitue le cycle d’Hyperion, avec Hyperion et La Chute d’Hyperion. Dans un futur lointain, un empire galactique (humain) s’est constitué grâce à la capacité à se déplacer d’un point à un autre à l’aide de portes spéciales (les distrans), contrôlé par le mystérieux Technocentre. Outre d’obscurs ennemis, les Extros, qui vivent dans l’espace, une créature inquiétante venue du futur, le Gritche, s’agite aux alentours d’incompréhensibles constructions répondant au nom de Tombeaux du Temps et agité par des tempêtes entropiques (si, si !). Neuf personnes s’y rendent, racontant chacun leur histoire : un militaire qui a combattu les Extros, un écrivain, un prêtre jésuite qui, au cours de ses voyages, s’est fait greffé une mystérieuse croix sur la poitrine (le cruciforme), etc. Pourquoi et comment, je vous le dirai pas, et toc !

La seconde partie constitue le cycle d’Endymion, avec Endymion et L’Eveil d’Endymion. Des centaines d’années plus tard, l’Eglise catholique contrôle l’empire galactique, grâce aux fameux cruciformes qui confèrent en fait l’immortalité. D’où viennent ces cruciformes, on ne sait pas trop, et on ne cherche pas trop à le savoir, même si le lecteur averti se doute bien qu’il y a une entourloupe là-dessous (mais ne comptez pas sur moi pour vous la révéler, nananèreuh !). Enée, la fille d’un des pélerins (ceux du cycle d’Hyperion) sort des Tombeaux du temps et part dans un périlleux périple à travers la galaxie accompagné de notre fameux Raul Endymion (celui-là même qui se fera manger par une seiche géante de notre connaissance aux fins fonds d’une planète jupitérienne). Je n’en dis pas plus sauf que : oui, à la fin, ils se connaissent (au sens biblique du terme, évidemment).

Je précise que ce livre n’est nullement anti-catholique ni même antireligieux, malgré les apparences que peut en donner mon petit résumé. Il est anti-fanatique, en revanche.

Je précise aussi que les Contes de Canterbury (également disponible chez Robert Laffont) constituent un ouvrage, d’ailleurs fragmentaire, datant du 14è siècle, et, n’en déplaise aux puristes (quand on enseigne à Fénelon, mieux vaut prendre ses précautions !), très décevant. On entend toujours parler de ces contes comme s’il s’agissait du summum de la littérature coquine, et bon, franchement … même Dan Simmons est plus coquin, c’est dire ! Je ne doute pas une seconde que ce soit une œuvre majeure de la littérature du Moyen-Age tardif, mais pour le grand public, c’est assez hermétique.

J’ai mis les liens vers les livres en grand format de la collection Ailleurs et Demain éditée par Robert Laffont, parce que c’est une collection que j’aime beaucoup. Cependant, ils sont tous disponibles en format poche chez Pocket.

L’essai du mois de février

Au menu de ce mois de février, un diptique (à ne pas confondre avec un dytique) de l’anthropologue Nigel Barley.

Déjà, je rappelle aux ceusses qui n’ont pas de dictionnaire qu’un anthropologue est une personne qui étudie les sociétés humaines. Un temps fut, le principal travail de l’anthropologue était de trouver toutes les preuves possibles et imaginables visant à démontrer que les noirs/marrons/gris/rouges/jaunes et autres bleus étaient nettement inférieurs à l’Homme Blanc  (ne pas oublier les majuscules) et tous plus ou moins simiesques. Après, on pouvait faire de subtiles hiérarchies mêlant hommes et femmes, mais là les choses se compliquaient : la femme blanche était clairement inférieure à l’homme blanc, on était bien d’accord, mais à l’homme noir, hein ? Ah ! que de problèmes à résoudre pour l’anthropologue Blanc ! Quand je tombe sur des vieux textes sur ce thème, je ne peux pas m’empêcher de penser à ce bon mot d’André Gide, inspiré par son voyage au Congo : « Moins le Blanc est intelligent, plus le Noir lui parait bête. »

Les temps ont heureusement changé, et on peut dire que l’anthopologie est devenue une discipline digne de ce nom et relativement fascinante, principalement parce qu’elle oblige à remettre en cause beaucoup de ses préjugés. Aussi bête que cela puisse paraitre, les couleurs, par exemple, ne sont pas universelles : elles ne sont pas perçues de la même façon dans tous les groupes humains (ainsi que l’étude des mots les désignant le montre). Je ne sais plus trop où j’avais lu ça, peut-être bien dans un numéro spécial de Pour la Science sur la couleur.

Bref, arrivons-en au fait. Nigel Barley est un anthropologue britannique, à qui l’idée est venue d’aller étudier les Dowayos, groupe humain vivant au Nord du Cameroun. Comme un anthropologue est un anthropologue, il commence par faire l’anthropologie de sa demande de crédit auprès de son employeur, ce qui est déjà cocasse. Il relate ensuite ses aventures chez les Dowayos, avec un humour tout britannique. Bien loin d’être des sauvages un peu niaiseux, les Dowayos s’avèrent de redoutables négociateurs, de fins psychologues et des débrouillards de première. Le pauvre anthropologue en ressort totalement éreinté, roulé dans la farine, exploité sans vergogne par ses hôtes qui s’amusent beaucoup à ses dépens.

Les deux ouvrages sont disponibles aux éditions Payot (en format poche) : Un anthropologue en déroute et Le Retour de l’anthropologue.

PS : n’allez surtout pas croire que le travail d’un anthropologue consiste juste à aller passer des vacances en Afrique pour ensuite écrire des livres rigolos. Ca n’est que le côté grand public de l’affaire, bien entendu.

Le roman du mois de janvier

Histoire de faire gai, je me propose de vous conseiller un livre nigérian. L’auteur, Ken Saro-Wiwa, était président du Mouvement pour la survie du peuple Ogoni, qui militait entre autre contre la mainmise des entreprises pétrolières sur les ressources du delta du fleuve Niger, l’exploitation des populations et la pollution insensée qu’elles engendrent. Comme il faisait un peu trop de bruit, et qu’il avait une fâcheuse tendance à mettre son nez dans les pots de vin et la corruption généralisée des autorités, il a été purement et simplement pendu en 1995 après un « procès » (les guillemets ne sont pas de trop) par un « tribunal » (celles-là non plus) militaire pour « meurtre » (là, les guillemets ne peuvent plus suffire). Le livre en question, édité chez Actes Sud et disponible dans la collection de poche de cet éditeur (collection babel), est intitulé Pétit Minitaire, traduction de l’anglais Sozaboy. Petit minitaire signifie évidemment Petit militaire, et Sozaboy est la déformation de Soldier Boy. Le livre entier est écrit en « Anglais pourri » selon l’expression de l’auteur, sorte de sabir anglophone qu’on pratique dans cette partie de l’Afrique, mélange de pidgin et de mauvais anglais mâtiné de quelques expressions anglaises idiomatiques. Les traducteurs ont fait de leur mieux pour retranscrire l’ouvrage dans un sabir francophone équivalent.

Sozaboy

L’histoire est celle d’un jeune homme (Méné) qui s’engage comme militaire pour l’amour d’une jeune fille. Quoique ce ne soit pas explicité, la guerre en question est celle dite « du Biafra », qui a opposé le pouvoir nigérian aux sécessionnistes de l’Est du pays (le Biafra) entre 1967 et 1970, guerre qui s’est soldée par la bagatelle d’environ 1 million de morts. Méné traverse la guerre sans y comprendre grand’chose, regardant avec les yeux du quasi-enfant qu’il est encore les tueries, les viols et les massacres. Roman écrit de main de maitre, mais pas vraiment idéal pour se remonter le moral.

L’essai du mois de janvier

Au menu de ce mois, je vous propose un essai de Stephan H. Lindner intitulé Au coeur de l’IG-Farben – L’usine chimique de Hoechst sous le Troisième Reich, dont la traduction française (je vous épargne l’original en Allemand) est éditée par la vénérable maison des Belles Lettres.

Au Cœur de l'IG Farben. L'usine chimique de Hoechst sous le Troisième Reich

Cet essai décrit de façon succincte les origines de la société chimique Hoechst, la troisième plus importante entreprise chimique allemande du début du 20è siècle, et son regroupement avec les deux autres entreprises chimiques majeures (BASF et Bayer) dans le conglomérat IG-Farben en 1925.
La partie la plus importante concerne les rapports de l’usine Hoechst avec le régime nazi. La gestion du personnel, les rapports avec les autorités, avec le parti nazi et avec la Gestapo sont décryptés. Il en ressort que la plupart des décisions, pour certaines terribles de conséquences (licenciements, dénonciation), prises par les dirigeants de l’entreprise, l’ont été non pas sur des motifs strictement politiques, mais sur des motifs purement économiques. Certes, les dirigeants étaient des nazis bon teint (et pour certains des antisémites notoires), mais leurs décisions concernant la gestion de l’usine ont toujours été guidées par l’intérêt de l’entreprise : organiser sa survie, maximiser ses profits, rafler les parts de marché (y compris bien entendu dans l’industrie de guerre), utiliser des prisonniers civils (appelons-les par leur nom : des esclaves) comme main d’oeuvre quasi-gratuite. Cela supposait évidemment un alignement sur les autorités. Mais cet alignement n’était pas total. Un chercheur juif pouvait être provisoirement épargné et protégé parce qu’il représentait un atout irremplaçable pour l’entreprise. A la réflexion, cela est encore moins rassurant que si les dirigeants avaient simplement été des nazis fanatiques, car cela montre (si tant est qu’il fût encore nécessaire de le montrer) qu’en matière économique, et plus exactement dans l’économie capitaliste, aucune règle morale n’existe plus. Malheureusement, on ne voit pas bien ce qui pourrait avoir changé depuis cette époque.
Dans une troisième courte partie, l’auteur apporte les preuves de ce qui a été longtemps nié par Hoechst, à savoir que l’entreprise a organisé des essais cliniques sur des déportés au camp de Auschwitz. Essais d’ailleurs sans aucun intérêt, puisque les substances testées avaient déjà été écartées préalablement par des tests antérieurs comme étant insuffisamment efficaces ; mais voilà, il fallait bien trouver une utilité à ces molécules qu’on avait fabriquées… En pratique, il s’agissait d’infecter des déportés par le typhus, puis d’administrer les substances à tester. Outre l’absurdité de faire de tels tests sur des populations particulièrement fragilisées, et le manque de rigueur scientifique avec lequel ils ont été menés, le consentement des cobayes était bien évidemment purement et simplement omis.
Enfin dans une dernière partie, l’auteur décrit les suites de la guerre pour l’entreprise. Les cadres dirigeants ont quasiment tous été acquités et ont coulé des jours paisibles jusqu’à leur mort. Certains ont bien fait une petite déprime d’avoir été écarté de leurs postes par les autorités américaines, les pauvres. Ceux qui ont été condamnés ont été bien vite libérés, et pour la plupart, ont retrouvé un poste dans l’une ou l’autre des entreprises chimiques issues du démembrement de l’IG-Farben par les Alliés. Le correspondant de la Gestapo à l’usine Hoechst, par exemple, a fini sa carrière comme directeur d’une usine du groupe. Curieusement, en revanche, les personnes licenciées pour avoir été jugées peu enthousiastes pour le régime ou tout simplement juives, ont eu plus de mal à retrouver une place. Ne daubons pas trop, c’est arrivé aussi chez nous.

Une excellente étude, basée sur un travail méticuleux de dépouillement des archives, un vrai travail d’historien.

Le roman du mois de décembre

J’ai dû raté le mois de novembre, mais je vais tâcher de me rattraper ce mois-ci. C’est Noël, fête des enfants. Or qu’êtes-vous, sinon de grands enfants ? Je vous propose donc des livres pour enfants, un peu plus grands que le public habituel de Zou le Zèbre tout de même. Si vous ne savez pas quoi offrir à votre nièce/neveu/cousin/cousine/etc, ou si vous êtes trop fatigués pour relire l’intégrale de Kant, je ne peux que vous suggérer les albums de François Place, magnifique dessinateur et scénariste très original.

Son grand’oeuvre (à mon avis) est l’Atlas des Géographes d’Orbae (chez Casterman), ensemble de 26 courtes histoires, une pour chaque lettre de l’alphabet, sur 26 pays imaginaires. Des histoires tristes, des histoires fantastiques, des histoires qui font peur, des histoires qui font rêver. Un enchantement en trois tomes : Du pays des Amazones aux Iles Indigo, Du pays de Jade à l’Ile Quinookta, et De la Rivière rouge au pays des Zizotls. Je vous mets en garde cependant contre ce qui me parait une petite bassesse de Casterman, qui publie non seulement l’Atlas complet, mais met également en vente les histoires séparément comme s’il s’agissait de livres originaux.

L' Atlas des géographes d' Orbæ - Tome 1 - u pays des Amazones aux îles IndigoL' Atlas des géographes d' Orbæ - Tome 2 - Du pays de Jade à l'île QuinooktaL' Atlas des géographes d' Orbæ - Tome 3 - De la Rivière Rouge au pays des Zizotls

Le Roi des Trois Orients (éditions Rue du Monde) est également un livre magnifique, racontant les tribulations d’une grande ambassade envoyée par des souverains (occidentaux ?) au grand Roi des Trois Orients. Le livre est en fait une longue frise, à la manière des rouleaux chinois, où le dessin glisse insensiblement d’un épisode à l’autre, sans rupture. Normalement, le livre est vendu avec la frise.

J’aime également beaucoup Le Vieux fou de dessin (Gallimard jeunesse), histoire d’un petit garçon de la ville d’Edo (actuelle Tokyo) qui se lie d’amitié avec Hokusai, l’un des plus célèbres dessinateurs japonais du 19è siècle, dont vous avez certainement déjà vu la célébrissime estampe La Grande vague de Kanagawa, qui fait partie de la non moins célébrissime série des 36 vues du Mont Fuji.

Le vieux fou de dessin : Place, François

Enfin, pour les nièces et cousines, ne manquez pas La Fille des batailles (Casterman). Enfin un livre dont le personnage principal est une fille, mais pas une cloche qui joue à la Barbie en rêvant à un prince charmant (généralement un bellâtre ridicule) dont elle souhaite de tout coeur laver les chaussettes et élever les enfants jusqu’à la fin de ses jours ! L’héroïne est une petite fille noire qui se retrouve en France suite à un naufrage, à une époque qu’on peut assez vraisemblablement situer au 17è siècle et vers le sud-ouest de la France du fait du contexte historique. Jolie et intelligente, quoique muette, elle fuit les avances du seigneur du lieu, erre à travers le pays à la recherche de son amoureux enrôlé de force, se cache chez des rebelles qui n’ont pas la même religion. De l’aventure, de l’amour, du suspense, quoi demander de plus ?

Tout l’art de François Place, outre son trait magistral et la beauté de ses illustrations, est de savoir raconter « à la manière de » : à la manière d’un conte chinois pour le Pays de Jade, à la manière d’un récit d’exploration du 19è siècle pour Les derniers Géants (Casterman), etc.

Autant de styles que d’histoires. On en s’en lasse pas.

 

Le roman du mois d’octobre

Il n’a pas été difficile de trouver son auteur, l’actualité me l’ayant pour ainsi dire dicté. Je vous propose de lire du Mario Vargas Llosa, écrivain péruvien récompensé cette année par le prix Nobel de littérature (un prix largement mérité). Reste à trouver lequel de ses romans, car Mario Vargas Llosa fait partie de ces écrivains qui n’écrivent quasiment que des choses excellentes.

Pour ceux qui aiment les romans courts et amusants, Pantaleon et les visiteuses (disponible en folio) me parait adapté. C’est l’histoire d’un officier de l’armée péruvienne chargé d’une mission de pacification des troupes cantonnées en Amazonie, que l’isolement rend indisciplinées. Pour cela, il met sur pieds une nouvelle unité de l’armée, répondant au doux nom de « Service de Visiteuses pour Garnisons, Postes Frontières et Assimilés », et évidemment composée de prostituées. C’est un plein succès, à tel point que le héros devient involontairement le plus puissant proxénète du pays.

Pour ceux qui aiment les romans un peu plus denses, je vous recommande La Fête au Bouc (également disponible en folio), sur l’histoire de Rafael Trujillo, dictateur sanguinaire et mégalomaniaque de Saint-Domingue. Complexe, ce livre fait alterner des chapitres relatant quelques aspects du régime de Trujillo, des chapitres mettant en scène les assassins du dictateur le soir fatal, et des chapitres racontant le retour au pays de la fille d’un ancien ministre de Trujillo dont on comprend seulement à la fin pourquoi elle l’a fui. Ce roman, comme la plupart de ceux de Vargas Llosa, est donc pleinement ancré dans l’histoire sud-américaine récente.

Je ne mets pas de lien vers le site Gallimard, car il est tellement mal fait que son moteur de recherche prétend que les livres en question n’existent pas, alors même que je les ai sous les yeux. Pathétique.